Archive Décembre 2023
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Décembre 2023
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Perfect Days
Hirayama travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo. Il s’épanouit dans une vie simple, et un quotidien très structuré. Il entretient une passion pour la musique, les livres, et les arbres qu’il aime photographier.
Son passé va ressurgir au gré de rencontres inattendues. Une réflexion émouvante et poétique sur la recherche de la beauté dans le quotidien.
Compte rendu de la séance
John
« HOMOROBI » le tremblement des feuilles au soleil et au vent, à chaque fois une combinaison unique.
C’est une notion japonaise citée par Wenders à la fin de son film et l’élan qui propulse chaque jour Hirayama vers les toilettes de Tokyo afin de les nettoyer, c’est son travail, accompli avec amour et fierté, au service de ses concitoyens. Il est en quelque sorte le chevalier de la propreté.
Chaque matin au réveil notre « héros » regarde les arbres par la fenêtre en souriant comme il sourira en franchissant la porte de sa maison en regardant le ciel. Car comme dans la chanson de Nina Simone, entendue dans la bande-son, chaque matin c’est une nouvelle aube, un nouveau jour, une nouvelle vie. Surtout c’est encore le vie, car selon moi le film de Wenders constitue une forme de testament dans lequel il déclare son amour pour la lumière, les ombres, du mouvement et du son. Il nous laissera ses images projetées sur la toile de sa vie, de ses rêves.
Ainsi Hirayama partira au travail nourri de littérature et de musique, le regard aiguisé, lui qui ne parle guère mais qui voit tout, surtout le souffrances des personnes qu’il croisera sur son chemin. L’enfant perdu dans le parc, la fille qui mange souvent sur un banc et qui ose à peine le regarder, le sans domicile fixe visiblement aliéné qu’il « rencontre » chaque jour. L’homme mourant d’un cancer qui se réconcilie avec son ex-femme avant sa mort à venir, le jeune trisomique qui s’entiche des oreilles de Takashi son collègue de travail.
Toutes ces solitudes qui se heurtent et lui rappèlent la sienne, on devine dans sa vie passée une déception amoureuse, on n’en saura pas plus. On joue toujours avec les ombres chez Wenders, jamais démonstratif on soulève très légèrement les pierres afin d’observer la vie et la protéger envers et contre tout. Ces petits arbres que notre chevalier cueille et élève en pépinière chez lui à l’ombre du Skytree « arbre du ciel » tour de radiodiffusion dans le quartier de Shibuya,vie improbable dans cette jungle de béton.
« Perfect Days » au pluriel dans le titre du film au singulier dans la chanson de Lou Reed , journées parfaites car imprégnées de racines shintoïstes.
Jean-Marie
Le temps ne fait rien à l’affaire, et rien n’empêchera Wenders de faire du Wenders, c’est-à-dire de faire ce qu’il a envie de faire. C’est bien le cas ici avec ce défi tout flaubertien : donnez-moi le point de départ le plus mince possible, et j’en ferai une œuvre. Quel producteur prendrait le risque de financer un long métrage sur la vie quotidienne dans les toilettes au Japon ? Lui, le fait. Avec bonheur encore.
Autre défi, formel celui-là : utiliser un format carré, déjà si délicat à manier en photographie (art qu’il maîtrise aussi bien que le cinéma, soit dit en passant), et bien entendu encore beaucoup plus délicat au cinéma : ce n’est pas pour rien que les écrans ont la forme que l’on connaît. Nul hasard pourtant dans tout cela, le propos est servi avec pertinence. Il s’agit de privilégier les verticales au début, et les horizontales à la fin. Au début sont les surcadrages architecturaux, les portes, le bâtiment des toilettes, la maison. Mais aussi, l’écrasement n’étant pas le but, les échappées vers le ciel, avec la fière omniprésence de la Tokyo Skytree (leur Tour Eiffel locale), et surtout les arbres, filmés avec une tendresse, et même un amour, assumés. A la fin sont le pont des dernières rencontres, et enfin l’horizon, où se déploient les rayons d’un soleil triomphant : symbole particulièrement fort, évidemment, au Japon.
On se régale avec la maîtrise et la variété des registres utilisés. On rit, on pleure, on est ému et indigné tour à tour. La farce du théâtre populaire des origines s’inscrit d’emblée dans les délires de l’aide aussi tire-au-flanc que culotté, le drame bourgeois du kabuki nourrit la gravité de maintes séquences (échappée pudique sur une vie sentimentale antérieure), et la satire n’est pas absente, qui va jusqu’à montrer à l’œuvre la lutte ou le mépris de classe. Tel un intouchable indien, il n’a droit à aucun regard de la part de cette mère à qui il vient pourtant de rendre son fils égaré. Enfin, elles incitent à une réflexion profonde, ces séquences toutes wendersiennes où la solitude et l’incommunicabilité touchent au tragique de notre condition humaine.
Et tout cela se reflète avec une rare efficacité dans les expressions d’un grand acteur où alternent, notamment à la toute fin du film, avec une égale conviction, les sentiments antagonistes du bonheur et du malheur. Et puisqu’on est dans un blog qui s’appelle « cinégraphe », je note ici quelques citations, qui me sont venues à l’esprit à ce moment privilégié. Giraudoux d’abord : « Evidemment, la vie est ratée, mais c’est très, très bien, la vie. » Et aussi Camus : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Une phrase d’ailleurs dont la paternité, paraît-il, revient au penseur japonais Kuki Shuzo.
Film testament encore, le pseudo « der des der » en attendant le suivant ?… Il ne manque que deux ans à Wenders pour entrer dans le club des octogénaires prestigieux qui ont trusté récemment une grande partie de notre programmation. A suivre, donc.