Archive Février 2024
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Février 2024
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Fremont
Donya, jeune réfugiée afghane de 20 ans, travaille pour une fabrique de fortune cookies à San Francisco.
Ancienne traductrice pour l’armée américaine en Afghanistan, sa routine est bouleversée lorsque son patron lui confie la rédaction des messages et prédictions.
Compte rendu de la séance
John
Tout à la fin du générique du film on aperçoit trois mots en grands caractères, trois mots qui m’ont interpellé .
VIE, FEMME et LIBERTE.
Cela pourrait être le titre du film tellement ces thèmes semblent chers au réalisateur Babak Jalali d’origine iranienne. « Fremont » parle d’une femme d’origine afghane, ancienne traductrice pour l’armée américaine, qui a réussi à quitter son pays avec le départ des troupes. Qui devait quitter son pays devrais-je dire, l’arrivée des Talibans à Kaboul, une menace directe.
Réfugiée aux Etats-Unis, entourée d’autres afghans, qui pour la plupart la considèrent comme une traîtresse, Donya souffre des troubles du stress post-traumatique dont on ne saura l’origine. Nous disposons de très peu d’éléments concernant les personnages, c’est un film à puzzles dans lequel il manque des pièces.
Une vie d’ennui à la Kaurismaki sans perspectives semble se dessiner devant elle à l’infini. Elle gagne sa vie à fabriquer des « fortune cookies » et sera promue après la mort d’une collègue rédactrice des petits messages cachés dans chaque gâteau. Son patron, immigré d’origine chinoise l’incite à rédiger des messages courts mais pas trop, optimistes mais pas trop, surtout plein d’amour. Pour pouvoir parler d’amour encore faut-il s’aimer lui indique-t-il. Oui elle sait s’aimer et saurait aimer autrui si l’occasion se présentait.
Tout se déclenchera le jour où elle écrira « cherche désespérément à rêver » et que son message sera lue par la patronne de l’usine où elle travaille. Par un concours de circonstances, Donya, qui a eu le courage de prendre sa vie en main et de forcer le destin rencontrera un homme aussi isolé qu’elle-même et ……….
La suite appartient à chaque spectateur, certains apprécient cette liberté, d’autres ont trouvé des personnages et le scénario méritaient un traitement plus approfondi .
J’ai apprécié l’apaisante lenteur du film, le traitement en noir et blanc et l’épanouissement progressif de l’héroïne à la charnière de sa vie passée traumatisante et sa vie future à dessiner.
C’est un peu notre « FORTUNE FILM » de la saison, une surprise à l’ouverture de l’emballage. Original et rafraîchissant comme le bande-son et sa musique aux sonorités du Moyen-Orient.
Jean-Marie
J’avoue avoir vécu ce film avec une relative absence d’empathie spontanée à l’égard des personnages, mais il y eut heureusement des compensations d’autre sorte. D’abord la beauté des plans, plans fixes en noir et blanc très soignés, surtout les gros plans où la caméra aime à caresser le visage de l’actrice principale. Plans fixes, mais à une exception près : quand on explique que les étoiles dans le ciel sont mouvantes ici (contrairement à l’Afghanistan), la caméra bouge constamment de manière redondante au propos tenu. On est d’emblée dans une expérience à la fois individuelle et universelle.
Ensuite, l’esprit se laisse embarquer dans un film puzzle qui se construit à partir d’éléments apparemment disparates, mais dont on joue bien vite à repérer les effets d’échos parsemés de loin en loin. La thématique principale se construit ainsi par petites touches, le fil directeur étant l’amour, l’ouverture aux autres, la reconquête du langage pour sortir du traumatisme mutique initial. Amour sentimental, souligné par les métamorphoses de la réception d’un simple café, d’abord sèchement décliné par Donya (« Je n’aime pas le café », puis payé abusivement en dollars (ici se greffe également le thème social et les rapports de classes inégalitaires), et enfin accepté avec délice dans un échange gratifiant de sentiments réciproques. L’amour physique part de considérations sur le lit à une place qui est censé suffire, mais le lit à deux places doit finalement s’imposer. Au centre on trouve le conseil péremptoire : « Ne va pas aimer un con ! », et la petite inscription du psychiatre qu’on lit au milieu de toutes celles qui sont soigneusement alignées sur sa table : « L’amour est la seule vraie aventure. »
L’aventure, elle est ici évoquée sur différents plans, à la fois individuellement et collectivement. Pour cela, le livre de Jack London utilisé par le psychiatre à des fins thérapeutiques joue un rôle essentiel. Croc blanc, souligne-t-il, n’est pas un chien, mais au trois-quarts un loup. Individuellement, cette enfant-loup provisoirement privée de langage est appelée, à partir de cet état, à retrouver la civilisation et le langage. Elle ne fera en cela que retrouver ses compétences originelles. C’est une traductrice que ceux qui l’ont utilisée ont finalement trahie, donc une intellectuelle provisoirement traumatisée, qui se rêve bientôt en « écrivain », par un passage transitoire modeste d’« écrivain sur gâteaux ». Autre aphorisme capital du psy tiré du livre : « Le bateau au port est en sécurité, mais les bateaux ne sont pas construits pour ça. »
Collectivement, on retrouve l’attachement du réalisateur aux peuples premiers, les humains d’autant plus précieux qu’ils sont plus difficiles à domestiquer au service du « monde moderne », mais qui ont leurs valeurs et leurs civilisations.
A ce sujet, Dorian a pensé à un film intitulé Tabou, et moi à un autre ayant le même titre.
On ne voit pas dans cette ville ceux qui dominent, ceux qui commandent et qui prospèrent, ceux de la Silicon Valley toute proche, de San Francisco où on va travailler (la si moderne voiture Tesla se construit là-bas), ceux qui abandonnent sans scrupule, dès qu’ils ne leur sont plus utiles, ceux qu’ils ont exploité, aussi bien sur place que dans les lointaines guerres afghanes. On voit des déclassés ou des cabossés de la vie qui se battent pour survivre, et la tendresse du réalisateur va d’abord vers ceux-là. On songe à d’autres manières de vivre collectivement, en n’écrasant pas son semblable, mais en coopérant avec lui pour le bien du plus grand nombre. Ce n’est sans doute pas un hasard si le quartier d’Oakland, lieu d’une célèbre tentative de commune vite réprimée, est tout proche lui aussi. Fremont est dans une géographie et une histoire particulières, pleines de contrastes saisissants. N’oublions pas que c’est le titre, et que cette ville doit être interrogée comme un des personnages essentiels du film.
Par rapport au personnage de Ma France à moi, vu récemment, Donya, elle aussi traductrice trahie qui a du potentiel et qui va s’en servir, malgré les points communs évidents, vit dans un tout autre univers. Ici, la légèreté et la frivolité ne sont pas de mise, le noir et blanc donne souvent du gris et nie les effets de couleurs kitchs, et en plus, comme elle le souligne « je suis une femme ». Ce qui ne la prive cependant jamais de son potentiel de révolte, autre fil directeur du film. Alors qu’on la culpabilise en retournant contre elle l’accusation de traîtrise, elle trouve la force de s’affirmer spectaculairement en répondant au voisin macho: « Je ne l’ai fait que pour l’argent et pour nourrir ma famille, et rien d’autre, connard ! »
Il semblerait là que le langage puisse exploser d’un coup, mais il sera bien le résultat d’un long processus de reconquête. Pour sortir d’un tel mutisme, deux vieux assumés et bienveillants seront d’un grand secours, celui qui la regarde manger, et le patron chinois qui l’emploie et qui lui confie la responsabilité de l’écriture des aphorismes insérés dans les cookies. Tout cela aboutira à l’union de deux jeunes gens capables de surmonter leur solitude (autre fil directeur du film) pour se construire un avenir de solidarité et de responsabilité. On sort de la salle en ayant l’impression que tout cela est à la fois léger et dense, léger d’une trame narrative souvent aisément prévisible, et dense des silences prolongés à dessein, des longueurs voulues, et surtout de ces regards qui en disent souvent beaucoup plus que les paroles.