Archive Janvier 2024
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Janvier 2024
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Greenborder
Ayant fui la guerre, une famille syrienne entreprend un éprouvant périple pour rejoindre la Suède. A la frontière entre le Belarus et la Pologne, synonyme d’entrée dans l’Europe, ils se retrouvent embourbés avec des dizaines d’autres familles, dans une zone marécageuse, à la merci de militaires aux méthodes violentes.
Ils réalisent peu à peu qu’ils sont les otages malgré eux d’une situation qui les dépasse, où chacun – garde-frontières, activistes humanitaires, population locale – tente de jouer sa partition…
Compte rendu de la séance
Jean-Marie
Au début, je me suis cru dans un remake transposé et moderne des Raisins de la colère de John Ford, suivant les péripéties dramatiques d’une nouvelle famille Joad dans une situation désespérée en quête d’un avenir qu’on espère possible.
A la fin, nous étions en liaison vidéo avec la réalisatrice Agnieszka Holland. Plus précisément nous suivions en direct vidéo un échange qui se tenait dans une salle parisienne avec la réalisatrice. Je le dis tout de suite, c’était passionnant et pertinent. A la fois sérieuse, documentée, au niveau de la gravité du drame qu’elle présente, mais aussi souriante et pleine d’humour, ce qui ne gâte rien, bien au contraire.
Il y avait bien la possibilité théorique d’élargir le cercle aux autres salles de France par questions SMS, mais c’est bien sûr plus théorique que pratique. Alors je vais faire comme si… comme si le temps était extensible à l’infini, et comme si chacun, dont moi, avions tout le loisir d’une communication aussi illimitée de certains forfaits Internet.
J’aurais sans doute commencé par lui dire que son film était aussi réussi en tant que produit cinématographique qu’utile et efficace en tant qu’œuvre militante. J’aurais peut-être été jusqu’à risquer de lui dire que son père, militant communiste en Pologne, qui s’est suicidé alors qu’elle avait 13 ans du fait du harcèlement des autorités, aurait une fois de plus été fier d’elle à cette occasion. Question trop difficile à poser sans doute, dans le cadre d’un pays où communisme et nazisme sont des mots quasiment synonymes.
Je l’aurais remerciée aussi de changer les connotations, pour nous Français, du néologisme « hollandiser », lequel, grâce à elle, passe du négatif au positif : de la trahison de ses idéaux à la fidélité à ses idéaux.
Je l’aurais félicitée ensuite pour la puissance de ce film d’anticipation dont le sujet évident, sous couvert de parler de la Pologne, est évidemment la France, contemporaine aussi d’une façon embryonnaire, et plus fortement dans un futur proche.
En même temps qu’il nous jette à la figure une réalité naturaliste qui n’apparaît jamais comme un manichéisme forcé mais bien comme un docufiction en tout point vraisemblable, on ne peut s’empêcher de penser à tout en ensemble de contrepoints tirés de notre histoire comme de notre actualité, de notre actualité comme de nos craintes pour notre avenir. On pense à la collaboration et à la résistance, bien sûr, mais aussi à ces personnes qui aident les migrants en détresse et que la justice et la police persécutent et criminalisent. Plus précisément on pense au cas très médiatisé du militant Cédric Herrou dans la vallée de Roja.
L’utilisation de la déshumanisation est un signe caractéristique des sociétés qui virent du mauvais côté. On parle immédiatement, pour pouvoir les opprimer voire les supprimer sans mauvaise conscience, de sous-hommes ou d’animaux (comme si le massacre de masse gratuit d’animaux pouvait être compatible avec une bonne conscience). Il y a le nazisme, bien sûr et bien connu, et aussi la Commune de Paris, bien sûr et toujours occultée dans l’enseignement : Hyènes et gorilles (Théophile Gautier), femelles qui ressemblent aux femmes quand elles sont mortes (Alexandre Dumas fils),… Et, dans notre actualité, les Gilets jaunes (qu’un ancien ministre de l’éducation appelait à tirer dessus à balles réelles, comme certains écrivains pendant la Commune), ou, plus récemment encore, les révoltes urbaines déconsidérées en émeutes urbaines. Dans le film, on est tout de suite frappé par le vocabulaire diffusé par la propagande officielle et utilisé sur le terrain par les policiers et les soldats chargés de faire respecter « l’ordre » et surtout les ordres. Pour se moquer d’eux, les migrants sont appelés des « touristes » qu’il s’agit de convoyer. Plus crûment, c’est de « la viande ». La manipulation mentale des recrues en formation, au service de cet ordre-là, ne fait pas dans la dentelle : « Ce ne sont pas des humains, ce sont des armes contre nous… Ils nous agressent, ils nous jettent des pierres, ce sont des sauvages. ». Propagande à l’intérieure, et même propagande à l’extérieur par les médias qui « informent » la population de ce qui se passe dans leur beau pays tellement civilisé.
L’insulte est symétriquement renvoyée aux expéditeurs : les garde-frontières sont appelés les « porcs » par les activistes. Imposture de l’histoire, les oppresseurs tentent à leur tour de renvoyer l’insulte aux opprimés. La réalisatrice nous apprend que le slogan utilisé par la résistance polonaise contre les films nazis (« Seuls les porcs vont au cinéma ») a été repris sans vergogne par les autorités polonaises actuelles pour dénigrer ceux qui vont voir son film (donc nous-mêmes, par voie de conséquence). Retournement devenu courant, et qui ne trompe plus guère que ceux qui veulent bien être trompés. Ainsi Pinochet victime d’attentat proclame que c’est la démocratie qu’on a voulu atteindre à travers sa personne, ainsi nos présidents et ministres parlent d’une atteinte à la République quand on les conteste. Pour rester dans l’animalité, notons que la réalisatrice a cité L’oeuf du serpent d’Ingmar Bergman, film où l’expérimentation humaine supplée l’expérimentation animale. Par association d’idées, on suivra une piste où on rencontre Le sang des bêtes de Georges Franju dans la filmographie, et l’association L214 dans l’actualité.
Le thème de la servitude volontaire (ô mânes de La Boétie !) ne pouvait être absent d’un tel film. On en évoque toutes les nuances dans les répliques et dans le jeu des acteurs (expression du visage) quand il s’agit d’adhérer sans réserve ou au contraire de manifester une répugnance plus ou moins bien contenue. Ainsi on entend la question « Personne ne se révolte ? » suivie d’une réponse désespérante : « C’est comme ça… » « Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles », écrivait Max Frisch. A la fin, l’accusation : « Connard. Que ne faisais-tu cela à la frontière ? » se voit répliquer la réponse tout en déni de réalité : « Je n’y étais pas. »
Une question a été posée sur l’utilisation du noir et blanc. La réalisatrice a surtout fait état d’un argument technique. L’étalonnage s’en trouve facilité, il aurait été plus difficile d’unifier des plans tournés à des saisons en devenir (plus facile après des débuts en hiver de faire oublier les premières verdures tendres du printemps naissant). Cette connotation-là aurait sans doute légèrement fait contresens dans l’atmosphère générale. Pour ma part, j’y vois un effet d’archives où l’ancien (notamment la Seconde guerre mondiale) se même à l’actualité de notre temps, accentuant l’effet de réel qui va si bien au film et qui le rend si efficace.