Archive Novembre 2023
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Novembre 2023
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Pierre Feuille Pistolet
Un van polonais sillonne les routes d’Ukraine. A son bord, Maciek Hamela évacue des habitants qui fuient leur pays depuis l’invasion russe.
Le véhicule devient alors un refuge éphémère, une zone de confiance et de confidences pour des gens qui laissent tout derrière eux et n’ont plus qu’un seul objectif : retrouver une possibilité de vie pour eux et leurs enfants.
Compte rendu de la séance
John
Peut-être en avons-nous l’aperçu, lors de notre projection hier soir ? En présence de témoins ukrainiens dont l’espérance est difficile à cerner, tout autant que celle des passagers du taxi humanitaire du cinéaste polonais Macek Hamila, nous avons traversé un enfer. Le titre original du film « Dans le rétroviseur » délimite notre champ de vision dans un huis-clos quasi permanent. Dans ce cocon faussement « protecteur » du véhicule, les réfugiés se livrent et racontent des bribes de leur vie abandonnée. Qui, une vache abandonnée, qui ses chiens, comment ne pas être ému par ce jeune garçon de 5 ou 6 ans qui comprend l’immensité des changements en cours et résume sa détresse, son traumatisme en 4 mots « J’aime ma mamie » restée au village.
Des visages blafards des femmes et enfants, on laisse les hommes sur place pour se battre, avec peu de mots tout est dit. On évoque même des rêves de voir un jour la mer, d’aller à Paris, rêves comme antalgiques dans ce concentré de douleur. Pourtant la vie est là, dans ces larmes, ces sourires d’enfants, ces yeux grand ouverts qui regardent par les vitres, voient tout et surtout comprennent tout .
A l’extérieur c’est la mort, la guerre et ses chars détruits, la fumée, les flammes et les bruits des bombardements, l’odeur insupportable de la mort . Les routes et les ponts détruits, les immeubles effondrés, les chaussées minées et un taxi qui cherche une sortie du labyrinthe avec ses passagers naufragés, 15 millions d’exilés, soit un tiers de la population. Un monde sans couleur, des paysages qui me rappellent des planches d’Enki Bilal. La guerre qui rentre dans le véhicule avec les informations du poste radio. Marioupol, Kharkiv, Kerson, des noms familiers, des tragédies effroyables.
Je ne vois aucune hiérarchisation dans l’horreur, toutes les vies se valent, les membres du Mouvement pour la paix présents dans la salle seraient sans doute d’accord.
Puis finalement le poids de ces paroles d’enfant qui résonnent « la mer n’est pas infinie , elle se termine » et la guerre ? « A la fin c’est juste la mort » paroles qui témoignent d’une résignation terrifiante.
Le film se termine avec la vue dans le rétroviseur du taxi vide, vaisseau fantomatique qui quitte l’écran en emportant rêves et cauchemars, notre espoir et désespoir.
Jean-Marie
Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques.
(Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Hymne à la Beauté »)
Je pense à ce vers de Baudelaire, pas tant parce que la vache qui a retenu l’attention de tous s’appelle Beauté, mais parce qu’une remarque d’une passagère du van réinventait les métaphores inverses du poète, comme dans ce vers de chute de « Remords posthume » :
– Et le ver rongera ta peau comme un remords.
En effet on est habitué à la comparaison du coucher de soleil avec un incendie, par exemple chez Vigny, au début de « La Mort du Loup » :
Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée.
Mais ici, spontanément, une passagère inverse les termes comme si c’était pour elle une évidence : « Les incendies des immeubles me font penser à un coucher de soleil ». Voilà qui en dit long sur le bouleversement profond révélé par ce qui est devenu une image première dans sa vie quotidienne.
J’ai aussi été frappé par le récit, froidement mécanique et indifférent en apparence, de cette femme qui raconte le drame absolu qui la détruit, à travers l’incendie de sa maison, la mort de sa mère, les mutilations de son père. Récit médiatisé pour nous qui voyons nos propres émotions se refléter chez la femme du premier plan, dont le visage se décompose progressivement jusqu’à se couvrir de pleurs.
Je n’oublierai pas non plus ce plan long sur le visage de ce jeune enfant, qui vient d’apprendre le sens d’un mot synonyme d’angoisse, et dont le regard changeant révèle la progression traumatique d’une douleur muette que ce mot tout récemment compris, dans sa signification et dans ses implications pour lui, pour sa famille, et pour le monde dans lequel il va vivre désormais, a inoculée en lui. Extérieurement il arrive que les enfants donnent le change et paraissent ne pas comprendre ce qui est en jeu, mais intérieurement, comme on a pu le dire, les dégâts psychologiques risquent fort d’être gigantesques.
Les tortures physiques ne sont pas non plus absentes, et on reste stupéfait devant ce témoignage d’un homme qui nous dit qu’il a eu de la chance, parce qu’il n’a subi l’électricité que sur ses membres inférieurs, quand son ami, lui, l’a subie en plus dans es deux bras. Il ajoute même : « La première fois on est terrifié, ensuite c’est moins impressionnant, on s’y habitue. »
Par ailleurs, c’est évidemment très bien de proclamer qu’on ne fait pas de hiérarchie entre les victimes. Mais je pense qu’il faut aller plus loin que cette évidence, naturellement partagée à l’unanimité dans une association comme la nôtre : il convient en plus d’apporter d’une façon militante la contradiction active à ceux qui ont une grande influence et qui diffusent abondamment la position contraire. Et il ne faut pas craindre de les dénoncer explicitement. Quand on pense que toutes les vies se valent, qu’un bébé mort à Gaza est un drame aussi absolu que celui d’un bébé mort en Israël ou en Ukraine, du fait toujours de la même folie des adultes, comment en effet ne pas s’indigner du climat médiatico-politique qui règne chez nous, invitant à s’apitoyer uniquement pour ces deux derniers cas, et qui laisse délibérément le premier à l’état de pures statistiques indifférentes ? Dans les discours officiels ambiants, non, toutes les vies ne se valent pas, et ce doit être, pour chaque citoyen conscient et humaniste, un pur scandale. C’est bien un fait que nous vivons en Europe dans une société qui hiérarchise ainsi les victimes, et faire l’autruche devant cela, ce serait s’en rendre complice. Sans oublier par ailleurs que la jeune femme congolaise, qu’on a été jusqu’à la cribler de balles, et qui porte le témoignage terrible que ceux qui l’accompagnaient ont immédiatement été tués ainsi. Cette séquence nous rappelle que les noirs ont été généralement refoulés aux frontières, tandis qu’on laissait passer les blancs avec bienveillance. Ce sont là deux poids deux mesures également intolérables.
Bien sûr, on en sait la cause. Ce qui ne doit pas empêcher de la voir, de la dire, de la dénoncer clairement, bien au contraire : la cause, c’est qu’on veut à tout prix faire entrer ceux-ci dans le camp du « bien », et jeter ceux-là dans le camp du « mal ». On a connu le même climat dans le temps tragique des fausses nouvelles de la guerre du Golfe. Depuis, on a au moins pu reconnaître qu’il s’agissait d’une propagande indigne. Pas sûr que les banalisations éhontées qui ont cours à notre époque fassent un jour l’objet d’une salutaire rectification. Il est à craindre qu’on s’habitue à tout, même à ce qui est le plus éloigné de la plus élémentaire humanité.
Après tout cela, j’allais oublier de dire que c’est pour moi un film important, voire nécessaire, et que le conducteur polonais bénévole qui en est le cœur vivant est, dans sa grande modestie, le plus magnifique des héros. C’est fait.